Le chemin de la BNF*
Zena Henniyé avait arrêté son Piaggio blanc juste après la rue Thomas Mann, petite artère située entre la Bibliothèque nationale et les Grands Moulins, et s’était garé [1] sur un trottoir poussiéreux. Elle regarda sa montre Gucci : quatre heures et demie. Son amant était en retard.
Ce qui, ici, ne voulait pas dire grand-chose. Huseein Al Fahrahidi arrivait de la Sorbonne et il pouvait avoir été retardé pour des tas de raisons.
D’abord, parce qu’il s’agissait d’un trajet clandestin, ce qui expliquait qu’il ne se rende pas dans le quartier de la BNF par le métro, mais par cette petite ligne de bus, beaucoup plus au sud du treizième arrondissement, jalonnée d’arrêts peu utilisés. Certes, Hussein appartenait aux doctorants publiant, ce qui lui donnait pas mal de liberté, mais, dans les laboratoires, en ce moment, tout le monde était très nerveux.
Les études doctorales françaises étaient devenues un astre mort, désert de colloques et de séminaires, et à la crédibilité entamée. Des bandes d’hommes en costume parlaient de thèses en trois ans ou faisaient soutenir des moins de trente ans, sans que l’on sache s’il s’agissait de docteurs ou de simples imposteurs.
Une guerre civile sournoise secouait l’Académie. Menée par des opposants au clan des sciences humaines, les lents philologues qui gouvernaient la pensée depuis quarante ans, appuyée par les économistes et des éléments issus des facultés de droit, armés et financés par la Gestion et les Sciences politiques.
Évidemment, les membres du clan de la lenteur guettaient les traîtres potentiels, prêts à frapper impitoyablement.
Zenad Henniyé savait que son amant de cœur, Hussein Al Fahradi, faisait partie des gens assez puissants pour aider un coup de force qui se débarrasserait de la thèse monumentale pour mettre à sa place des travaux moins voyants, choisis dans le commun des articles, afin de conserver le pouvoir aux économistes et à leurs alliés, politistes, juristes, gestionnaires et même praticiens des sciences de la communication.
La juriste coupa le moteur du Piaggio et alluma une cigarette, guettant la rue déserte.
*d'après Gérard de Villiers, SAS - Le Chemin de Damas, 2012.
[1] Faute d'orthographe d'origine.